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À la rencontre du Professeur Théophile OBENGA

Dernière mise à jour : 16 mars 2021

Une vie et un parcours comme école pour la jeunesse

Cet entretien s’est déroulé l’été 2003. A l'époque, le professeur Obenga enseignait à l’Université d’état de San Francisco. De passage à Paris où il venait animer l’université d’été du panafricanisme, j’avais proposé cet entretien à la rédaction du magazine Afrobiz (aujourd’hui disparu) dont j’animais la rubrique Sens & Apparences consacrée à la promotion de l’histoire, de la culture et des arts du Monde Noir. Élève assidu aux cours et conférences que le professeur donnait l’été à Paris, je le savais capable de passer à tout moment du sérieux au blaguer, même sur les sujets les plus délicats. Un homme dont la rigueur intellectuelle ne se démarque jamais de son humour africain.


Depuis lors, j’ai été un peu perturbé par son soutien en 2009 apporté publiquement à Denis Sassou Nguesso. Un choix et une implication aux côtés de l’homme qui ruine le Congo que nombreux jeunes panafricains, comme moi, avaient eu du mal à gérer émotionnellement.


Malgré cet épisode, l’homme reste au combat sur le terrain de la continuation de l’œuvre colossale initiée par Cheick Anta autour de l’histoire africaine, à laquelle il a participé aux côtés du savant sénégalais, et continue d’apporter sa contribution auprès de la jeunesse.


A la rencontre du professeur, j’étais accompagné d’Amobé MEVEGUE, à l’époque producteur et animateur de l’émission Plein Sud à Radio France Internationale, présentateur sur la chaîne de télévision TV5, fondateur et rédacteur du magazine Afrobiz. Naturellement, je lui laissai les mots d’introduction.



Le professeur Obenga dans sa bibliothèque
Le professeur Obenga dans sa bibliothèque

Amobé MEVEGUE : Professeur Obenga, merci de nous consacrer un peu de votre temps si précieux. De Paris à San Francisco, en passant par l’Afrique, nous savons que vous êtes un homme bien occupé par de nobles causes et donc très sollicité ? C'est donc un plaisir, un honneur pour la rédaction d'Afrobiz de recueillir vos témoignages sur votre parcours et vos diverses expériences, et d'en rendre compte à toute l'Afrique, à ses diasporas, et essentiellement en direction de la jeunesse.


Ouzire reviendra sur votre enfance, votre itinéraire, vos combats aux côtés du regretté savant Cheikh Anta Diop, votre rencontre avec l'immense homme qu'il a été, vos combats à ses côtés, votre actualité, les travaux que vous dirigez ainsi que les cours que vous donnez actuellement aux Etats-Unis. Tout cela nous intéresse. Mais tout d'abord, nous souhaitons savoir l'état des lieux que vous faites du continent après plusieurs décennies de combats, comment percevez-vous sa jeunesse actuelle et quel est le message que vous aimeriez lui transmettre ?


T. Obenga : Tout d’abord, je souhaite préciser que je suis aussi très heureux de participer à cet entretien et je suis en tout cas émerveillé par le travail que vous, le magazine MVG et son équipe, êtes en train d'effectuer avec le Mouvement Sankofa d’Ouzire Améthépé et ses amis. J'ai été émerveillé par le magazine Afrobiz et il faut continuer dans ce sens. Vous êtes la preuve que la jeunesse africaine existe et vit sur le continent et en dehors, et qu'elle se bat au milieu de mille difficultés. Ce qui est important est que le peuple africain dispose d'une jeunesse. Un peuple sans jeunesse est un peuple sans avenir alors qu'un peuple qui possède une jeunesse à l'avenir devant lui, parce que la jeunesse, c'est le moteur.


L'Afrique, comme toute autre nation d'ailleurs à la jeunesse qu'elle mérite. Depuis plus de quarante ans maintenant après les indépendances, nous avons pratiqué une éducation faite de mimétisme et nos jeunes ont des diplômes mais n'arrivent finalement pas à avoir du travail dans leur propre société. Donc notre système éducatif est davantage un système tourné vers l'extérieur qui finalement ne cadre pas avec les réalités africaines. Sinon comment un continent qui est dit en voie de développement, qui a donc du travail en perspective et en a les potentialités peut-il ne pas donner du travail à ses jeunes ? Il y a là une contradiction énorme.


S'agissant de l'état d'esprit de cette jeunesse, je dirais qu'elle ne s’épanouit pas réellement faute d'encadrement véritable. Tout pays, toute nation qui se projette sur le long terme se doit de prendre en charge sa jeunesse dès le plus jeune âge, l'éduquer et canaliser son énergie afin que celle-ci ne s’éparpille et ne s’égare dans des choses futiles et malsaines. Et lorsque la jeunesse s'ennuie et paraît aussi désœuvrée comme en Afrique, c'est ce qui arrive.


Ouzire A. : Que préconisez-vous pour éviter que cette jeunesse ne soit galvaudée, ce qui serait une perte énorme pour l'Afrique ?


T. Obenga : L'éducation est la principale solution. Elle est primordiale pour la jeunesse et lorsque je parle d'éducation, il s'agit de l'éducation au sens pluriel du terme : scolaire, familiale, sociale etc. J'enseigne depuis quelques années aux Etats-Unis et j'ai la possibilité de voir comment les occidentaux et maintenant les asiatiques ne lésinent pas sur les moyens pour parfaire la formation de leurs jeunes, car ces nations savent très bien que leur survie et leur longévité viendraient de là. En Afrique nous semblons négliger ces choses. Prenons par exemple un sujet aussi simple que celui du loisir. Le loisir est indispensable pour l'épanouissement et la santé mentale de la jeunesse or, en Afrique, depuis les indépendances, nous n'avons pas bâti de culture du loisir pour la jeunesse et c'est ce qui, ajouté au problème du chômage, accentue leur désœuvrement.

Dans nos sociétés anciennes ceci n'était pas le cas : l'Egypte pharaonique par exemple était très attentive à la question du loisir aussi bien traitée que celle de l'éducation. La Grèce et la Rome de l’Antiquité n'avaient pas non plus déconsidéré cela, et toutes les nations occidentales, leurs héritières aujourd'hui, semblent assez attentives à cela ; les jeux olympiques modernes sont leur invention d'ailleurs.


Ouzire A. : Vous m'offrez ainsi l'occasion de revenir sur votre propre jeunesse. Vous êtes une personnalité de marque au sein de la classe intellectuelle africaine, et il serait intéressant de présenter en guise de référence à nos jeunes lecteurs votre trajectoire sociale et scolaire depuis votre enfance. Comment s'est passé cette dernière ?


T. Obenga : Je suis de Brazzaville, la capitale du Congo Brazzaville, notamment du quartier Poto-poto. J'ai passé aussi une partie de mon enfance dans le quartier de Wenzé où mes parents s'étaient établis. Ma jeunesse a été surtout avec les missionnaires car, à l'époque, il y avait plus d'écoles de missionnaires que d'écoles publiques. Les missionnaires étaient des gens très rigoureux qui nous ont inculqué la discipline, le travail et la loyauté. A l'école, au primaire comme au secondaire, je passais le clair de mon temps avec mes amis et ceux-ci venaient très souvent d'autres peuples que le mien, même du Congo Kinshasa. Ce qui m'a permis d'ailleurs de maîtriser en plus de ma langue maternelle, le M'boshi, d'autres langues comme le kikongo. Nous n'avions aucune idée à l'époque de ce qu'on appelle aujourd'hui en Afrique le tribalisme car, il ne nous était jamais venu à l’idée de fonder nos relations amicales sur une quelconque appartenance tribale.


Ouzire A. : Et comment les enfants que vous étiez encore ressentaient-ils l'environnement colonial au cœur duquel ils évoluaient ?


T. Obenga : Nous étions des gamins à l’époque et n'avions aucunement conscience de la réalité coloniale. Nous pensions avant tout à jouer en dehors des heures de classe. Nous avions toutes sortes de loisirs allant du sport, notamment le football, à la chasse et la pêche. De mon côté je dois dire que même l'école paraissait un jeu à mes yeux car, j'en avais des facilités et je n'avais aucun effort particulier à fournir pour réussir. Aussi était-ce pour moi avant tout le lieu de retrouvailles de mes camarades de jeu. Voilà comment j'ai considéré l'école jusqu'à la fin du secondaire.

Ouzire A. : Et quand avez-vous pris concrètement conscience de tout cela ?

T. Obenga : Un peu plus tard, en classe de troisième. Il faut dire que, jusque-là, mon parcours scolaire a été sans embûches, compte tenu de mes facilités tant en matières scientifiques que littéraires. Je réussissais aussi bien en mathématiques, tout comme en grec, en latin ou en philosophie. En classe de troisième, j'ai vécu un événement qui m'a bouleversé : nous avions un professeur de français qui nous a dit un jour en classe que "les nègres sont inférieurs aux européens et c'est la raison pour laquelle nous n'arrivions pas écrire et nous exprimer correctement". Cette déclaration m'a bouleversé et je me suis promis de prouver le contraire à ce professeur. J'aimais beaucoup lire et écrire : faire la réaction comme on le disait à l'école, raconter une partie de football ou de pêche ; j'ai persisté dans ce domaine.


Ouzire A. : Cette déclaration fondée sur des considérations racistes vous a finalement révélé à vous-même. Est-ce bien cela ?


T. Obenga : On peut dire cela. Pour relever le défi je me suis mis à étudier et lire davantage. Je lisais même des livres de niveau supérieur au mien que je ne comprenais pas totalement. Et très tôt je suis devenu le modèle de mes professeurs qui aimaient lire mes rédactions en classe.


Ouzire A. : Et c'était à quelle époque ?


T. Obenga : Au début des années cinquante. Il y avait à Brazzaville une revue nommée Liaison, c'était une revue culturelle tenue par un congolais de Kinshasa. Ce fut la première revue à avoir publié un de mes textes dans lequel je rendais hommage à l'écrivain René Maran. Ce dernier, fut le premier écrivain noir à obtenir, en 1921, le prix Goncourt avec son roman Batouala. Et mon texte s'intitulait justement Hommage à René Maran. Il avait fait une bonne sensation et a eu un bon écho sur les deux rives du fleuve Congo. Cela fut pour moi une expérience assez marquante. Elle m’a donné beaucoup de confiance.


Ouzire A. : Vous avez donc fait toute votre scolarité secondaire à Brazzaville ?


T. Obenga : Oui.


Ouzire A. : Et quand êtes-vous parti pour l'Europe ?


T. Obenga : Après mon baccalauréat à Brazzaville. J'ai débarqué à Bordeaux aux alentours de 1958 armé scolairement pour entreprendre mes études universitaires aussi bien en sciences exactes que sociales. La philosophie m'a paru la plus séduisante et la moins compliquée des disciplines qui m'étaient proposées. Je continuais de gérer ainsi mes études sans trop forcer car je ne savais véritablement pas où tout cela me conduirait ; je n'avais donc pas de motivation particulière ni de visibilité sur ce que je souhaitais faire plus tard. Je continuais cependant de lire et de dévorer tous les ouvrages qui se présentaient à moi, notamment les ouvrages des jeunes auteurs noirs, africains ou caribéens, qui animaient la scène de la littérature. J'ai ainsi découvert la Négritude d'Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas, trois poètes qui m'ont assez marqué. Mais une fois le tour de cette littérature faite, il me restait comme un sentiment d'insatisfaction.


Ouzire A. : Nous savons que les jeunes africains de cette époque étaient tous, peu ou prou, concernés par la cause de la liberté du continent. Quel était le niveau d'implication du jeune Théophile Obenga ?


T. Obenga : J'ai été très tôt du côté des actifs. Ce fut pour moi une autre manière de me faire des amis d'horizons divers. Comme au Congo durant mon enfance, je continuais de diversifier culturellement mon cercle d’amitié ; j'avais des amis des quatre coins de l'Afrique qui étaient aussi actifs sur la scène du militantisme. J'ai été moi-même président de la FEANF pour l'Académie de Bordeaux. Voilà l'environnement dans lequel j'ai mené mes études universitaires qui m’ont conduit assez rapidement au diplôme de DES : Diplôme d'Enseignement Supérieur.


Colloque du Caire en 1974 : Théophile Obenga assistant Cheikh Anta Diop en pleine démonstration
Colloque du Caire en 1974 : Théophile Obenga assistant Cheikh Anta Diop en pleine démonstration

Ouzire A. : Et qu'est-ce qui, dans cet environnement, vous a conduit à l'histoire et à l'historiographie africaines pour lesquelles vous avez consacré la majeure partie de votre vie intellectuelle ?


T. Obenga : Une fois encore, tout est parti d'un événement banal : j'avais à l’époque un grand ami camerounais Joseph M'Bou qui, me connaissant dévoreur de livres, me proposa un jour Nations Nègres et Cultures de Cheikh Anta Diop. Au départ je n'étais pas pressé de lire l’ouvrage, d'abord parce que je le trouvais volumineux. Et aussi je me disais que c'était encore une œuvre de plus qui allait me laisser insatisfait. Mon ami insista davantage et je finis par lui emprunter son exemplaire. Le soir venu, toujours sans grande conviction, j'entrepris de lire quelques lignes de l'ouvrage avant de m’endormir ; et je me suis retrouvé le lendemain à la dernière page, sans avoir fermé les yeux de la nuit.


Lorsque je suis allé lui rendre son livre, Joseph M'Bou me posa une seule question : Et alors ? Je me suis tu, ne sachant pas quoi répondre, et lui a senti par ce silence que j'étais ému. Dès la semaine suivante, je me rendis à Paris, à Présence Africaine, pour y acheter tous les ouvrages de Cheikh Anta Diop. J'ai pris deux exemplaires de Nations Nègres et Cultures, un que j'ai décidé de laisser vierge et de garder comme relique, un monument dans ma bibliothèque aujourd’hui encore ; et l'autre que j’entrepris de relire, en y ajoutant mes notes personnelles. Je suis passé dans les bibliothèques demander tous les ouvrages de référence cités par Cheikh dans Nations Nègres et Cultures : des auteurs gréco-latins aux auteurs contemporains. Je voulais vérifier de mes propres yeux et dans les moindres détails, la véracité scientifique de ses arguments. A la fin, devant l'ampleur de son travail, je me suis dit ça y est ! C'est là la voie ! Voilà ce qu'il faut faire !


Ouzire A. : Waouh ! Et quelle a été Professeur l'incidence de cette découverte de l’œuvre de Cheikh Anta DIOP sur le reste de votre parcours ?


T. Obenga : Elle fut totale. J'ai d'abord commencé par remettre en cause mon parcours universitaire car je ne voyais plus ce que la philosophie pouvait m'apporter face au nouveau défi que je me lançais. Et comme je viens de vous le dire, mon parcours scolaire et académique, jusque-là, s’est déroulé sans grande conviction, sans véritable visibilité sur ce que je souhaitais faire plus tard. J'ai donc décidé d’arrêter ma formation philosophique au niveau du diplôme d'enseignement supérieur. Après avoir tout lu de C. A. Diop, seule l'histoire m'intéressait à présent. Je me suis dit qu'il fallait que j'en maîtrise les techniques et vers le milieu des années soixante je suis monté à la Sorbonne faire ma licence d'histoire.


Ouzire A. : Ce fut donc une réorientation totale de votre parcours universitaire et de votre trajectoire sociale tout court ?


T. Obenga : Bien sûr ! J'ai deviné à travers la densité du travail de C. A. Diop qu'il fallait être pluridisciplinaire et s’armer scientifiquement pour oser faire ce qu'il a fait : affronter et défier les grands ténors de l'histoire et de l'Égyptologie occidentale, arguments scientifiques à l'appui. J'ai rapidement eu ma licence d'histoire puis je suis passé à la préhistoire et à la paléontologie. L'ethnologie m'a tenté mais j'ai vite abandonné au terme du premier trimestre car l'approche de cette discipline ne me satisfaisait pas. Il me fallait aussi maîtriser les langues. Pour le grec et le latin je n'éprouvais pas de problème car je les pratiquais déjà depuis mon collège. Je me suis initié à l'arabe pendant deux semestres. Bref la motivation que j'avais m'a rendu rapidement boulimique de travail, car je voulais faire tout ce qu'il m'était possible de faire qui puisse m'aider à participer au travail gigantesque, au vaste chantier de l'historiographie africaine ouvert par Cheikh Anta.


Ouzire A. : Etiez-vous déjà entré en contact avec lui, je veux dire avec le professeur Diop ? T. Obenga : Non pas encore. J'avais appris qu'il était déjà rentré en Afrique, notamment au Sénégal. Et de toute façon, je ne souhaitais pas précipiter les événements car j'avais encore du chemin à faire.

En fin de compte, je me suis intéressé à l'aspect comparatif de l'histoire, l'histoire au sens théorique et philosophique connue sous le nom de l'historiographie. J'avais vu parmi les renseignements qu'on pouvait avoir à l’époque qu'il existait un laboratoire d'histoire générale à Genève. J'y suis donc allé et avec l'aide bienveillante du professeur qui dirigeait l'institut, j'ai pu obtenir une bourse pour suivre le programme. Ce fut un programme assez intéressant où j'ai appris sur les grands historiens et les grandes théories de l'histoire, notamment celles de l'école allemande. La linguistique a été l'étape suivante de mon cursus et vers la fin des années soixante, je me suis inscrit à l'école de Ferdinand de Saussure toujours à Genève. Nous n'étions que trois ou quatre étudiants à suivre ce programme qui fut techniquement intéressant. J'ai même eu l'occasion d'écrire dans la revue de Ferdinand de Saussure : une revue très référencée et difficile d'accès. A la suite de cela, j'étais toujours insatisfait car je me disais qu'il fallait que j'aille au bout, c'est-à-dire l'égyptologie. Je suis donc parti voir le professeur Charles Mestre pour suivre mes premiers cours d'égyptologie.


Et ce n'est qu'à l'issue de ce programme que j'ai décidé d’entrer en contact épistolaire avec Cheikh Anta Diop. La lettre que je lui avais envoyée fut brève et directe : Je lui ai juste avoué qu'après mes propres investigations, je lui donnais raison sur tout et en particulier sur le sens de Kemet, en Hiéroglyphe, qui signifie effectivement "noir charbon". Je lui ai fait part également de la mutation que la découverte de ses œuvres a produite en moi et ma volonté qui en a découlé de suivre son exemple. Cheikh me répondit en personne en me recommandant ceci : "Il faut persister dans la linguistique et la connaissance profonde de la langue égyptienne, car c'est là que se trouve l'essentiel". J'étais émerveillé et je me suis dit : "Mon Dieu ! Il m'a répondu en personne c'est donc qu'il croit en mes capacités."


Ouzire A. : Et en quelle année a eu lieu ce premier contact ?


T. Obenga : Si mes souvenirs sont bons au début de l'année 1969, je me trouvais encore à Genève. J'ai acheté tout de suite le Gardiner (Livre sur la grammaire égyptienne de l’auteur britannique Alan Henderson Gardiner) pour m'initier à la langue égyptienne et j'ai cherché un programme pour approfondir ma connaissance de la langue égyptienne ancienne et du copte. Il fallait que je persévère comme me l'a recommandé Cheikh Anta, même si des amis m'accusaient de papillonner à travers les facultés. Ce fut la dernière étape de mon parcours académique. Mon obsession dans ce parcours n'a jamais été d'accumuler les diplômes mais plutôt d'accéder à l'interdisciplinarité nécessaire au travail que je me promettais de faire désormais.


Ouzire A. : Après ce parcours universitaire digne d’un marathonien, qu'avez-vous décidé de faire ensuite ?


T. Obenga : Après ce parcours j'ai écrit mon premier livre, que j'avais commencé en fait lors de mon passage à l'institut d'histoire générale de Genève. Je me jugeais encore immature pour affronter les égyptologues comme Cheikh. Je me suis dit que l'égyptologie, ce sont des problèmes à n'en plus finir car tout le monde s'acharnait sur lui, après la publication de ses différents travaux et la polémique qui a suivi. J'avais donc décidé de consacrer ce premier ouvrage à l'histoire générale des royaumes du Congo. Ce thème est une reprise de mon premier sujet de thèse que je n'avais même pas soutenue, car, encore une fois, le diplôme n’était pas ce que je recherchais en premier.


Ouzire A. (étonné) : Vous n'avez donc pas soutenu de thèse ?


T. Obenga : Dans un premier temps, non. J’ai fait le choix de m’en passer d’abord. Ma génération a été éduquée dans le culte du diplôme, mes collègues voulaient tous avoir un doctorat ou une agrégation. Mais moi, ce que je recherchais, c'était la connaissance pluridisciplinaire. Les diplômes n'étaient pas une fin en soi. J'ai donc décidé de publier un autre ouvrage avant de rentrer en Afrique, ce fut l'Afrique dans l'Antiquité, un ouvrage préfacé par Cheikh Anta Diop en personne. Un livre de ma jeunesse intellectuelle que je voulais comme une sorte d'histoire générale de l'Afrique dans un cadre chronologique précis : l'antiquité.


Ouzire A. : Un ouvrage de jeunesse, certes, mais pas de n’importe quelle jeunesse, surtout au sortir de ce parcours universitaire gigantesque que vous avez réalisé.


T. Obenga : Je dirais cela parce que c'est un ouvrage que j'ai souhaité bien détaillé, Surtout, en ce qui concerne les écritures anciennes où aucun travail véritable n'avait encore été fait. Cette publication a eu des échos favorables dans la presse et les milieux scientifiques. Un compte rendu en a été même fait dans la revue de l'Ecole des Annales de Paris du Professeur Lefebvre. Une revue qui représentait l'esprit de l'historiographie française. Pour moi, ceci était une forme de consécration du milieu scientifique qui me procura beaucoup de confiance. Je suis rentré ensuite à Brazzaville où j'ai décidé d’aller animer le département d'histoire à l’université.


C'est là que j'ai rencontré un professeur coopérant français qui avait connu et apprécié mes travaux. Un monsieur très gentil qui m'a forcé à soutenir une thèse, car pour lui, sans cela je n'aurais pas de reconnaissance véritable dans le milieu de la recherche scientifique. Devant mon hésitation il prit le soin d'aller lui-même m'inscrire en France et de constituer mon jury de thèse. Le jour de ma soutenance la communauté africaine et congolaise était là. Et après ma thèse reçue avec mention honorable, nous sommes allés prendre un verre. Mais je n'avais pas le cœur à ces choses-là car ce sont de pures formalités. On ne vous laissera jamais soutenir dans ces pays sur des sujets librement choisis, "l'Egypte ancienne" par exemple, voilà pourquoi je n'en avais pas de motivation particulière.


Ouzire A. : Pour nous jeunes militants africains, et on a dû vous répéter cela plus d'une fois, vous êtes le seul disciple légitime et vivant de Cheikh Anta Diop. Vous reconnaissez-vous comme tel ?


T. Obenga : Non. Enfin cela me paraît injuste... (silence) Cheikh Anta Diop a été obligé de travailler dans la solitude. Par peur de représailles, ceux qui étaient à même de l'aider dans notre génération se sont méfiés de collaborer avec lui. Les générations après nous ont pris conscience de son œuvre, et d'elles sont sortis des chercheurs et des scientifiques de renom évoluant en Afrique, en Europe ou en Amérique, qui aujourd'hui poursuivent passionnément le travail colossal qu'il avait entrepris seul. Ce sont tous ces braves hommes et femmes qui sont ses disciples, et non Théophile Obenga seul qui a eu l'honneur de travailler à ses côtés.


Ouzire A. : Certes, mais cette distinction met aussi quelque part en exergue votre présence physique à ses côtés, lors du moment crucial de son combat : la conférence du Caire. Professeur ! Pouvez-vous éclairer un peu nos lecteurs sur les raisons de cette conférence et ses retombées ?


T. Obenga : La conférence du Caire fut un débat de vérité ? Ce fut un moment de haut débat scientifique qui opposa Cheikh Anta Diop aux spécialistes égyptologues internationaux qui l'accusaient de tenir des mythes pour vérité, afin de doper la conscience des peuples africains en lutte pour les indépendances. Tout est parti du projet d'écriture de l'histoire universelle de l'UNESCO. Cheikh fut contacté dans un premier temps pour participer au chapitre concernant la préhistoire et l'antiquité africaine. Il accepta sous réserve que l'UNESCO accepte en retour d'organiser un colloque international lui permettant de confronter ses arguments concernant la nature négro-africaine de l'Egypte pharaonique aux théories de ses détracteurs. La conférence eut lieu finalement en 1974 sous la direction du président de l'UNESCO de l'époque, Amadou-Mahtar M'Bow. Elle rassembla les plus grands Égyptologues du monde entier. Cheikh et moi étions en contact permanent depuis mon retour en Afrique ; il me proposa alors de l'assister dans la préparation de la conférence. Ma contribution fut modeste car je tiens à souligner que la réussite de cette œuvre impressionnante lui revient. Ses arguments ont triomphé nous le savons tous aujourd'hui puisque l'UNESCO a pris en compte ses travaux, et lui a confié l’écriture du chapitre concernant l'antiquité africaine.


Ouzire A. : Quelles ont été pour lui et l’histoire les retombées véritables de ce colloque ?


T. Obenga : D'abord le triomphe et la reconnaissance mondiale de ses travaux. Au sein du milieu intellectuel africain, la libération des esprits qui par peur de représailles hésitaient à adhérer à ses travaux. Mais c'est aujourd'hui surtout au sein des jeunes générations, telles que la vôtre, que les travaux de ce grand savant sont en train de connaître un véritable succès ; tant en Afrique qu'au sein de la Diaspora. Il n'a jamais été question pour lui et moi d’aller parler de l'Egypte pour l'Egypte. Non. Le projet principal était d’aller rétablir avant tout la vérité.


Figurez-vous que de tous les peuples de l'antiquité méditerranéenne, les égyptiens sont les seuls dont la race est matière à discussion. Ce seul élément suffit pour nous indiquer qu'il y a quelque chose qui cloche véritablement. Et cette chose, c'est le fait que les noirs que l'on a considérés comme inférieurs sont ceux-là même qui avaient initié l'humanité aux choses civilisationnelles.


Ouzire A. : professeur nous savons que depuis un certain temps vous vivez aux Etats-Unis où vous enseignez à l'université d’état de San Francisco. Comment ressentez-vous les choses concernant le combat que vous menez de l'autre côté de l'Atlantique ?


T. Obenga : Le contexte global des africains-américains est particulier. Ce contexte a été fait de luttes et ils ont connu de grands leaders tels que Marcus Garvey, W. E. B. Dubois, Martin Luther King et Malcom X. D'aucuns n'ont pas hésité à payer de leur vie la liberté du peuple africain-américain. Dans ce contexte, la liberté et l'unité sont devenues des valeurs chères à leurs yeux.


C'est pour cela par exemple que les grands combattants de la renaissance africaine, du panafricanisme nous sont venus de cette communauté. Aussi jouissent-ils d'une liberté de penser, même au sein du milieu académique qui fait qu'ils n'en sont plus aujourd'hui à discuter entre eux de l'origine noire des civilisations égypto-nubiennes. Cheikh Anta Diop jouit d'une reconnaissance totale au sein du milieu africain-américain et c'est là où le développement de ses travaux a trouvé son meilleur cadre. Chaque année, il y a même à travers les universités américaines des journées Cheikh Anta Diop qui sont organisées pour faire connaître davantage ses travaux.


Ouzire A. : Nous arrivons au mot de la fin et je vous demanderais de nous présenter un peu votre actualité et d'adresser un message à la jeunesse africaine.


T. Obenga : Mon actualité comme nous venons de l'évoquer un instant est essentiellement aux USA où j'anime le département des civilisations africaines de l'Université de San Francisco. Les premiers étudiants que j'ai dirigés commencent par se faire connaître au sein du milieu universitaire américain. Un d'entre eux appartient au club très fermé des égyptologues américains où il est le seul membre noir pour l'instant. Il a donné une conférence ici à Paris au mois d'août 2002, aux côtés d'un autre africain américain très célèbre qui est Molefi Kete Asante.


J'ai publié en 2001 un ouvrage intitulé le Sens de la Lutte Panafricaine contre l'Africanisme Eurocentriste. Et je devrais ajouter raciste car les africanistes sont des non africains qui étudient les langues et les civilisations africaines de leur point de vue idéologique et eurocentré et sans aucune considération de ce que les africains ont produit dans ce domaine sur eux-mêmes.


Personne n'est contre le fait qu'un Français, un Italien, un Allemand, un Suédois, un blanc américain fasse des études sur l'Afrique. Nous sommes plutôt contre le fait que lorsqu'ils le font, ils persistent dans leur mauvaise et désuète idéologie fondée sur les valeurs racistes des siècles esclavagistes et coloniaux. Ceux-là doivent savoir que le mythe du noir gisant au bas de l'échelle de l'humanité est définitivement résolu et que leurs théories primitivistes n'ont guère plus d'avenir. C'est la teneur de mon discours dans cet ouvrage où je me suis attelé à démontrer le ridicule scientifique de leurs théories. Mais cet ouvrage a été également un message en direction de la jeunesse africaine mondiale qui doit savoir que le combat que nous menons est de tous les jours, et de tous les instants, et que c'est à elle qu'incombe la mission de continuer l'œuvre accomplie par Cheikh Anta Diop. Ce que vous Ouzire et vos amis essayez de faire sur la place parisienne. Je trouve cela encourageant.


Ouzire A. : Je vous remercie infiniment professeur aux noms de toute l'équipe du magazine Afrobiz et du Mouvement Sankofa.


T. Obenga : C'est moi qui vous remercie.


Principales œuvres du Professeur Théophile Obenga :

  • L’Afrique dans l’Antiquité : Égypte ancienne, Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1973

  • Pour une nouvelle histoire : essai, Paris, Présence africaine, 1980

  • Les Bantu : langues, peuples, civilisations, Paris, Présence africaine, 1985

  • La philosophie africaine de la période pharaonique : 2780-330 avant notre ère, Paris, L’Harmattan, 1990

  • Origine commune de l'égyptien ancien, du copte et des langues négro-africaines modernes : introduction à la linguistique historique africaine, Paris, L’Harmattan, 1993.

  • Cheikh Anta Diop, Volney et le Sphinx : contribution de Cheikh Anta Diop à l'historiographie mondiale, Paris, Présence africaine / Khepera, 1996

  • Le sens de la lutte contre l’africanisme eurocentriste, Paris, Khepera / L'Harmattan, 2001

  • L’Égypte, la Grèce et l’école d’Alexandrie : histoire interculturelle dans l’Antiquité : aux sources égyptiennes de la philosophie grecque, Paris, Khepera / L’Harmattan, 2005.

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